Considérations stratégiques à propos des fortifications allemandes d'Alsace et de Mosellle — 1872-1914.

Fort de Mutzig — Feste Kaiser Wilhelm II

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Idée générale du système fortifié allemand sur la frontière occidentale de l’Allemagne

Marqué par les profonds changements aussi bien politiques que territoriaux, le développement du système fortifié allemand a naturellement suivi les évolutions de la situation internationale.

Vainqueur sans conteste de la guerre franco-prussienne de 1870-71, l’Allemagne entretient de bons rapports avec la Russie et l’Angleterre jusque vers 1895. Par ailleurs, elle réussit à s'allier l’Autriche et l’Italie. Sur sa frontière ouest, elle se contente de compléter la position principale à Metz, suivant l’ébauche réalisée dans les dernières années du Second Empire, et d’entourer progressivement Strasbourg et Cologne d’une ceinture d’ouvrages détachés.

Lors de la crise des obus à explosifs brisants, plus communément connue sous le vocable très approximatif de « crise de l’obus-torpille », vers 1885, elle limite ses travaux aux renforcements devenus nécessaires. Il s’agit là essentiellement d’une adaptation tactique de la fortification.

Toutefois, à partir de 1893, son changement d'attitude vis-à-vis de la Russie et de l’Angleterre provoque successivement l’alliance franco-russe et la Triple Entente. L’Allemagne doit désormais être à même de faire front, simultanément, sur ses frontières terrestres et maritimes ! À cet effet, elle fait appel à la fortification : elle entreprend, sur la frontière de Russie, en Lorraine, en Alsace et sur les côtes, d’immenses travaux, loin d’être achevés en 1914.

Sur le plan stratégique, si l’on s’en tient aux fortifications des frontières terrestres, on constate que les dispositions d’ensemble qui ont été prises sont en relation étroite avec le plan de campagne.

  • Au sud, rien à craindre de l’Autriche, par suite, pas de fortifications.
  • À l’est, les places doivent servir à appuyer les opérations défensives de l’armée opposée à la Russie. Les effectifs de cette armée sont initialement faibles puisque la mobilisation et la concentration de l’armée russe devaient être lentes.
  • Par contre, à l’ouest, les places doivent appuyer l’offensive contre la France. Elle se veut brutale et énergique et doit être menée dès les premiers jours avec le maximum de force.

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Défense des frontières à l’ouest, un élément majeur d’une stratégie offensive !

Le Rhin constituait un barrage que l’Allemagne avait le plus grand intérêt à tenir… Dans la défensive, il réalise un obstacle sérieux capable de ralentir les progrès d’un assaillant. Dans l’offensive, il couvre la concentration de troupes et, grâce aux nombreuses têtes de pont échelonnées de Bâle à Wesel, les armées allemandes ont alors toute facilité pour en déboucher et manœuvrer.

Frontière occidentale de l’Allemagne — Idée générale du système fortifié allemand


Toutefois, dans la plaine étroite de l’Alsace, le Rhin, en raison de sa faible distance avec la crête frontière des Vosges (environ 40 km), l’obstacle rhénan pouvait être considéré comme se trouvant en première ligne et ce d’autant plus que les troupes françaises auraient pu déboucher de la trouée de Belfort pour se diriger vers Strasbourg. Il n’en était plus de même en aval de Strasbourg ; la distance grandissante du fleuve à la frontière a obligé les Allemands à reporter leur concentration plus à l’ouest. Pour la couvrir et faciliter leur première manœuvre, ils ont créé vers la droite du front de réunion de leurs armées, la région fortifiée Metz–Thionville, tandis que vers la gauche ils constituent la position Strasbourg-Molsheim. Le Rhin, au nord de Strasbourg, ne forme plus qu’une ligne de résistance éventuelle, sur laquelle serait arrêtée l’offensive française.

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Moselle — Région fortifiée Metz-Thionville.

L’ensemble Metz–Thionville (Mosel-Stellung) comprenait la place de Metz, les organisations de Thionville et, entre les deux le fossé de la Moselle. La courte analyse qui suit démontre l’importance de la « Mosel-Stellung ».

Metz — Puissamment armée d’artillerie cuirassée ou protégée, pourvue de toutes les infrastructures de communication parmi les plus modernes et de toutes les organisations désirables, Metz constituait une place forte de premier ordre, toujours en voie d’amélioration jusqu’à ,la veille du premier conflit mondial.


Metz — Feste Wagner
Metz — Feste Wagner

Thionville — Son organisation comprenait seulement trois groupes cuirassés très espacés : sur la rive gauche le groupe fortifié de Guentrange (Feste Obergentringen), sur la rive droite le groupe fortifié d’Illange (Feste Illangen) battant à la Moselle amont et la vallée de la Fensch, suivi par la voie ferrée d’Audun-le-Roman ; le groupe fortifié de Königsmacker (Feste Königsmachern) qui bat la Moselle aval et un de ses affluents, la coupure de la Canner.

Thionville — Feste Obergentringen
Thionville — Feste Obergentringen

Fosse de la Moselle — La distance de Metz à Thionville est de 26 kilomètres, mais 18 kilomètres seulement séparaient leurs ouvrages les plus rapprochés. Le cours de la Moselle, large de 150 mètres environ dans cette partie, longe le pied des hauteurs de la rive droite. Aucune fortification permanente n’a été réalisée dans l’intervalle compris entre les deux places.

Rôle de la région Metz-Thionville — Des ouvrages nord de Thionville aux ouvrages sud de Metz il y a en ligne droite 40 kilomètres. Si l’on y ajoute, de part et d’autre, le terrain efficacement battu, le front tenu par le système de fortification avait un développement d’environ 55 kilomètres. Le premier rôle de ce barrage, vu sa proximité avec la frontière, était d’abord d’assurer la couverture. Le second consistait, une fois la concentration effectuée, à assurer sur la frontière même un ensemble de débouchés dont l’ampleur permettrait un déploiement facile et rapide. Les Allemands pouvaient aussi, grâce à la fortification, économiser les forces sur le front Metz-Thionville, en vue de les reporter dans une autre région. Dans l’hypothèse où la France aurait pris l’initiative des opérations, la traversée d’un tel obstacle aurait présenté de grosses difficultés. En tentant un contournement par le nord, les troupes françaises se seraient trouvées resserrées entre Thionville et le Luxembourg ; dans le cas d’un déploiement au sud de Metz, il aurait fallu immobiliser des forces considérables pour masquer la place.

Des forts de Metz aux Vosges, il y a environ une soixantaine de kilomètres. La voie ferrée Metz-Sarrebourg marquait le front des débarquements allemands. En avant, le terrain devait être tenu par les troupes de couverture faisant un large emploi de la fortification de circonstances, tout en s’appuyant sur des obstacles naturels tels que des marécages ou de nombreux étangs.

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Le cas particulier de l’Alsace… Strasbourg, Molsheim et les fortifications du Rhin supérieur.

La situation géographique de l’Alsace, une plaine relativement étroite entre le Rhin et les Vosges, faisait de cette région un théâtre d’opérations secondaire par rapport à celui de la Lorraine. Elle a été organisée de façon à canaliser une éventuelle offensive française que l’on peut résumer ainsi :

  1. Occupation de tous les ponts de chemins de fer sur le Rhin ;
  2. Barrage transversal de l’Alsace à hauteur de Strasbourg par les fortifications de Mutzig-Molsheim.
  3. Lors de la mise en état de défense, construction d’un barrage transversal de l’Alsace à hauteur de Neuf-Brisach — Colmar par des fortifications improvisées prenant appui à partir de la fin des années 1880 sur les puissants ouvrages de fortification de la tête de pont de Neuf-Brisach (Brückenkopf Neubreisach).

On releve qu’aucun ouvrage de fortification permanente n’a été construit sur les Vosges.

Têtes de pont du Rhin supérieur (Oberrheinbefestigungen)

Du sud au nord :

  • Huningue, où passe la voie ferrée contournant Bâle par le nord.
  • Neuenburg (Chalampé), point de franchissement de ligne de chemin de fer reliant Mullheim à Mulhouse.
  • Neuf-Brisach, ligne de Fribourg à Colmar.
  • Strasbourg, grande ligne internationale vers Nancy.

Les deux premières têtes de pont étaient peu développées et, par suite, peu solides. Seules les deux autres avaient une réelle valeur militaire. Toutefois la plus importante des deux, la place de Strasbourg, dépourvue de cuirassements à l’exception de quelques observatoires cuirassés, ne pouvait aucunement être comparée à Metz.

Fortifications de Strasbourg
Un des forts détachés de Strasbourg… Großherzog von Baden

Outre ces fortifications, il avait été établi sur la rive droite, à mi-distance entre Huningue et Neuenburg, des ouvrages cuirassés sur le rocher de l’Isteiner-Klotz. Ils étaient destinés à interdire la route et la voie ferrée qui longeaient la rive droite du Rhin et que des troupes françaises auraient pu emprunter pour descendre le cours du fleuve après l’avoir traversé à Huningue.

La position de Mutzig -Molsheim : Feste Kaiser Wilhelm II

Ce puissant ensemble fortifié, indépendamment de son action sur la plaine, constituait une menace sérieuse sur le flanc droit d’une armée française prononçant une offensive au nord du Donon.

En somme, on voit que le caractère des fortifications d’Alsace était plutôt défensif.

Neuf-Brisach, cœur du « Brückenkopf Neubreisach »
Neuf-Brisach, cœur du « Brückenkopf Neubreisach »
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Le Rhin en aval de Strasbourg

Le Rhin, dont la, largeur varie de 180 à 250 mètres dans la partie de son cours comprise entre Bâle et Strasbourg, s’étale davantage en aval de cette place et pour atteindre, vers Mayence, une largeur d’environ 450 mètres.

Comme ligne de défense éventuelle, il a donc une très grande valeur : mais pour pouvoir assurer cette défense de façon efficace, il fallait pouvoir manœuvrer sur les deux rives. C'est dans cette première intention que les Allemands ont construit une série de têtes de pont se succédant tous les 80 kilomètres environ.

Mais il existe une seconde raison qui a imposé la création de places fortes aux points de traversée des voies ferrées : la possession de ces ponts était une condition essentielle de la concentration allemande en Lorraine. Dès lors, il importait de les garder sérieusement, d’abord contre une attaque brusquée, puis contre une attaque de vive force.

Du sud au nord, on rencontre successivement un ensemble de places fortes assez vétustes à l’exception de Cologne :

  • Germersheim, place ancienne sans grande valeur, avec plusieurs forts détachés sur les deux rives du Rhin. Pendant longtemps à peine entretenue, elle était en 1914 l’objet de travaux d’amélioration.
  • Mayence. Son enceinte avait été déclassée et il ne restait plus que quelques forts anciens.
  • Coblentz, tête de pont double constituée par des forts anciens.
  • Cologne comptait 12 forts et 23 ouvrages intermédiaires. Construits avant 1880, ils ont été légèrement améliorés après l’adoption des projectiles explosifs. La proximité de la Belgique et de Liège, le passage de la grande ligne Berlin Paris par Aix-la-Chapelle ont justifié l’importance de cette place surtout dans la période qui précède immédiatement le conflit.
  • Wesel, enfin, une tête de pont simple, était sans importance. Elle n’avait qu’un fort postérieur à 1870.

Festung Ehenbreitstein (Koblentz)
Festung Ehenbreitstein (Koblentz)

Enfin, en arrière de la ligne de défense du Rhin, l’Elbe constitue un obstacle d’une réelle valeur qui pouvait permettre l’organisation d’une deuxième position : les Allemands ont construit une grande place à forts détachés à Magdebourg, nœud important de voies ferrées sur la ligne de Cologne à Berlin. Quant à la petite place de Königstein, ses fortifications avaient été à peine entretenues.

Festung Köln
Cologne

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Conclusions

En résumé, on voit que le système fortifié de la frontière occidentale de l’Allemagne se composait en 1914 :

_ Premièrement d’une puissante barrière, le Rhin, avec nombreuses têtes de pont. Sa vocation est d’abord défensive ;

_ Deuxièmement, du bastion de la Lorraine, qui prend appui, sur son flanc droit, à la Mosel-Stellung et sur son flanc gauche sur la position Strasbourg–Molsheim. Elle joue d’abord un rôle de rideau défensif dans l’attente d’opérations offensives menées par l’armée de campagne.


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Billet rédigé d'après : [ÉCOLE MILITAIRE DU GÉNIE - Divisions de perfectionnement] - FROSSARD (Cdt) - Organisation défensive de la France et de l'Allemagne de 1870 à 1914. s.l., Ecole militaire du Génie, 1920.

Illustrations et ouvrage du fonds de l'auteur.

Dr Balliet J.M. — 17 janvier 2021


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