Extraits de la promenade d'un jeune didachophille… Un témoignage précieux à propos du polygone d'artillerie & la fonderie de Strasbourg [1786]
Au hasard, du rangement de quelques ouvrages, ici des Alsatiques, dans nos bibliothèques, on découvre parfois quelques pépites dans les "recoins" les plus inattendus. Ce texte, bien qu'il ne soit pas de main militaire, se révèle toutefois particulièrement instructif en illustrant quelques aspects d'un quotidien, toujours ignoré dans les manuels militaires !
Qu'on en juge…
Extraits de la promenade d'un jeune didachophile, en Alsace, en Suisse et en Allemagne, dans l'été de 1786.
in : STŒBER (A.) - Curiosités de voyages en Alsace tirés d'après d'auteurs français, allemands, suisses et anglais depuis le 16. jusqu'au 19. siècle. Colmar, Barth, 1874, pp. 189-192
Ndr : Barbier [5755] attribut le texte à Lambot fils.
Lettre X, 10 juillet 1786
Hier, mon ami, je ne respirais que dévotion, tranquillité et volupté ; aujourd'hui Mars et toutes ses fureurs se sont entièrement emparés de moi. Je ne désire que combats, le bruit des canons retentit encore à mes oreilles, je ne vois plus qu'armes à feu. Je vais tâcher que mon récit fasse le même effet sur toi.
À peine le soleil pouvait-il fournir assez de lumière pour faire connaître que cinq heures étaient sonnées, qu'accompagné de M. d'H. J’avais pris la route qui conduit au lieu d'exercice (1). Quand il n'y eut pas de chemin de tracé, le bruit des canons nous l'aurait indiqué ; bientôt une fumée épaisse, et un bruit plus violent nous ont avertis que nous approchions.
Enfin, nous avons été témoins de la manière dont les canonniers se dirigeaient, pour atteindre au but placé contre une redoute de terre, dans laquelle venaient s'enfoncer les boulets. Ils s'étudiaient surtout à essayer une pratique tout à fait nouvelle, et qui ne peut manquer d'être utile : c'est-à-dire, à pointer le canon de façon à incommoder l'artillerie ennemie, quoique cachée derrière un retranchement. Il y avait des piquets plantés de distance en distance, au moyen desquels les ingénieurs prenaient leurs dimensions et faisaient leur rapport, afin de corriger ce qu'il pouvait y avoir de défectueux dans la manière de pointer.
D'un autre côté, des bombardiers, cachés derrière un rempart, dirigeaient leurs bombes vers un tonneau planté au bout d'une perche, et qu'ils ne pouvaient pas voir, mais dont ils connaissaient la direction au moyen de fiches plantées sur le rempart. L'adresse avec laquelle ils agissaient n'égale pas le plaisir qu'ils y prenaient : la joie et la satisfaction étaient répandues sur leurs visages, et c'était moins un travail pour eux qu'un amusement.
Auprès de l'emplacement destiné aux exercices, est un bâtiment, qui entr'autres munitions de guerre, renferme les gabions d'osier qui servent à garantir les sapeurs, et les casques qui les préservent des balles de fusil dont ils viendraient à être frappés.
Rentrés dans la ville, l'enthousiasme que nous avoir inspiré le bruit de cette nombreuse artillerie, nous a fait courir à l'arsenal. Le bourdonnement qu'avait laissé dans nos oreilles, le bruit épouvantable du canon, a cédé à l'illusion que nous a procuré le superbe spectacle dont nous jouissions. Cent mille fusils rangés dans un ordre admirable, semblent servir de muraille à la salle qui les renferme ; des munitions de guerre de toute espèce, où la sage prévoyance ne laisse pas la moindre chose à désirer ; tout enfin doit faire regarder ce lieu, comme l'arsenal le plus considérable du Royaume.
Ce que nous venions de voir, loin de satisfaire notre curiosité, ne servait qu'à l'augmenter. Ces terribles volcans, qui vomissent le feu et la mort, prenaient leur formation dans un bâtiment voisin de l'arsenal (2) ; tu peux concevoir l'empressement avec lequel nous nous y sommes rendus. Le jour ne pouvait être mieux choisi, c'était précisément celui où ces instruments de la fureur des hommes devaient être créés.
Un immense fourneau renferme la matière qui sert à les former ; un feu ardent, que l'on entretient pendant trois jours, sert à la mettre en fusion. Lorsqu'elle a acquis la fluidité nécessaire, on ouvre une porte du fourneau ; elle vomit à l'instant un torrent de feu qui se précipite dans les moules disposés à le recevoir, et placés dans une grande fosse ouverte au bas du fourneau.
Lorsque le temps a refroidi cette matière, et lui a donné une consistance capable de résister aux violentes impulsions auxquelles elle doit être destinée, oh retire de la fosse les moules qui sont de terre et que l'on brise facilement. On en retire ensuite le canon parfaitement formé, mais brut et massif, de sorte qu'il faut une autre main-d'œuvre tant pour le polir que pour le perforer.
Crois-tu qu'un métal aussi dur que le cuivre, qu'une masse aussi pesante qu'un canon se tourne et se perfore aussi facilement qu'un morceau de bois. C'est ce que l'on obtient au moyen de quatre chevaux qui tournent perpétuellement un moulin auquel est adapté le canon placé vis-à-vis un ciseau large et plat qu'un ouvrier pousse en mesure, au moyen d'un ressort jusqu'à ce que le canon soit entièrement perforé : la même méthode s'emploie pour le mortier…
M. d'Artein [ndr : Jean-Félix Dartein, inspecteur-général de la fonderie de Strasbourg] qui est à la tête de cette fonderie a un cabinet, peut-être unique en Europe, par l'assemblage exact des modèles en petit de tout ce qui est nécessaire pour faire la guerre. Rien n'y est oublié, tout, jusqu'aux plus petits objets s'y trouve réuni ; le grand soin qu'il s'est donné à les rassembler est parfaitement récompense par l'admiration que mérite un cabinet aussi curieux.
(1) Polygone d'artillerie (aujourd'hui un aérodrome) — (2) Les bâtiments de la fonderie de canons de Strasbourg |
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